bailarina triste+++ 54  65

 Bailarina triste –  huile sur toile peinte par l’auteure, 54/65 cm  –

 

   Il vient tout naturellement à l’esprit que l’on ne peut peindre qu’en utilisant des couleurs. Il est évident que l’on retranscrit les images s’offrant à notre regard, que ce soit la tendresse d’un visage coloré, la beauté épanouie de la campagne, tout comme l’azur des flots de la Méditerranée. Mais l’acte de peindre, tel  celui de composer, vont parfois au-delà de la réalité. L’artiste se projette dans ses rêves,  recrée le monde et le peint à sa propre image, celui de ses fantasmes projetés sur la toile créative de ses pensées. Ainsi naît la création artistique, laquelle prend de ce fait un certain recul par rapport à la réalité ambiante. Le poète transgresse les couleurs usant de métaphores intemporelles, le peintre outrepasse les normes, il reformule les formes et compose des mélanges inattendus. Les formes s’affirment, les couleurs imposent leur aura, s’emparent arbitrairement de la pensée, la maîtrisent, imposent de nouvelles lois.

   Dans ce contexte précis, la palette surréaliste du ressenti élira par exemple un bleu azur inattendu afin de mettre en valeur la virilité intrinsèque d’un tronc d’arbre. Dans la même idée, le carmin de joues souriantes d’un enfant dominera le visage rayonnant qu’il pare. La chevelure d’une jolie femme pourra prendre arbitrairement des proportions démesurées, allant jusqu’à devenir le point de mire d’un portrait. Un bateau errant dans une mer bouleversée disparaîtra dans le tumulte de vagues déchaînées prêtes à l’engloutir à jamais, à tel point qu’on ne le verra qu’à peine sur la toile, dissimulé par le ressentiment chagrin de l’artiste tourmenté qui le peint.

   Le photographe a longtemps saisi des images en noir et blanc. Il ne pouvait faire autrement, car l’évolution de la science ne lui avait pas encore octroyé l’opportunité de retranscrire les couleurs de la réalité.  Puis, la technique évoluant, la photographie a été en mesure de calquer le monde en recopiant fidèlement tous les camaïeux  que la nature pouvait offrir à notre regard émerveillé. Les portraits ont acquis dès lors leur lettres de noblesse, allant jusqu’à rivaliser avec certaines œuvres des grands maîtres. Il est bien entendu que peinture et photographie sont deux arts que l’on ne peut comparer en aucune façon. Nous évoquons ici deux  techniques différentes permettant de retranscrire ce qui est offert à notre vue. Saluons au passage le génie de Diego Velásquez qui a su retranscrire fidèlement le regard sournois du Pape Pio V avec autant de véracité que ne l’aurait fait un appareil photo. Je le soupçonne même d’avoir en l’occurrence un peu exagéré à dessein… Le talent d’un vrai portraitiste n’est-il pas de faire ressortir la personnalité du personnage auquel il est sommé de donner vie ? Cela ne plaît pas toujours, mais c’est ainsi.

   On assiste actuellement à un retour de la photographie en noir et blanc. Cette dernière impose d’emblée à nos yeux le caractère des objets qu’elle entend valoriser. Les contrastes donnent du relief à l’œuvre, soulignent les détails, mettent en exergue la personnalité d’un individu qu’ils figent pour l’éternité, les objets affirment leur volonté d’exister avec force, la nature décline des contrastes suscitant l’émotion qui ne demande quant à elle qu’à surgir de notre cœur en émoi.

   Un jour la mélancolie l’emportait sur la joie de vivre, il m’est arrivé de peindre pour la première fois dans un dégradé monochrome de noir et de blanc. La danseuse dont les contours s’imposaient avec vigueur sur ma toile fut soudain saisie entre deux entrechats dans son mouvement, les ombres et dégradés cernaient son corps en action, le tableau prenait forme comme par magie.  Il me semblait que j’allais la voir surgir dans un pas de deux fendant littéralement ma toile. À mesure que je peignais, le titre de cette œuvre projetée s’imposa à moi. J’avais décidé de l’intituler Bailarina triste. J’eus très rapidement le désir incontrôlable d’ouvrir les bras à cette danseuse dominée elle aussi par la mélancolie afin de la consoler  de la peine évidente se dégageant de ses mouvements gracieux. L’archet d’un violoncelle invisible gémissait des notes s’échappant de son cœur voilé. L’émotion était intense, je m’en souviens encore.

   Cette première toile en noir et blanc s’est donc imposée à moi pour la première fois en à peine une heure et demie. Elle fait partie des œuvres dont je ne suis pas encore prête à me séparer. Elle vibre en moi. Il est évident que cette femme volant, virevoltant et s’épanchant sur le parquet ciré n’est autre que moi-même, cette jeune fille qui dansait à longueur de journée en cachette sur le parquet de sa chambre, portée par une musique virtuelle berçant la mélancolie de son âme adolescente. 

   Il semble, à vrai dire, que je n’ai pas encore terminé de panser les plaies de cette période douloureuse. C’est sans doute pour cette raison que je continue à peindre inlassablement une série de chaussons et de danseuses concentrées à outrance dans leur expression artistique opprimée. Les chaussons explosent dans l’effort, allant parfois jusqu’à se déchirer. Les justes au corps épousent les formes qui s’expriment avec une grâce que je voudrais innée, infinie, ineffable. Les muscles des bras tendent vers l’infini de vains espoirs à mesure que la musique du cœur exhume les déchirures inhérentes à l’esprit. La musique est là, en toile de fond. Le piano distille des notes parfois enjouées, parfois baignées d’un clair obscur. La mélodie s’emporte, portant les corps en mouvement au-delà d’eux-mêmes. Un violon entre en scène, un violoncelle le rejoint avec véhémence et l’émotion s’installe, encore et toujours…

   Depuis la création de cette toile, j’ai peint de nombreux tableaux en monochromes en y ajoutant parfois un soupçon de couleur. Je commence en fait par un ton foncé que je le décline ensuite en dégradés venant cerner, orner mes personnages, ourler mes objets en les faisant naître, paradoxalement.

   Cependant, j’éprouve souvent ce besoin absolu et impérieux de voir jaillir de mes toiles un arc-en-en-ciel de couleurs. La couleur fait en fait partie de la vie, de ma vie. On ne saurait se passer de ces rayons de soleil qui colorent nos espérances et flattent rêves les plus fous.

   Il se trouve que les toiles que je vends le plus sont absentes de couleur. La demande pour mes monochromes s’avère être en effet la plus importante. Il me vient parfois à l’esprit que cette forme d’expression engendre chez l’amateur d’art davantage d’émotions que la peinture dite « traditionnelle ».  Je ne prétends pas par ces mots affirmer que seul le choix des couleurs ou des non-couleurs engendrerait une émotion. Les formes élues, leur mouvement, leur ordonnancement sur la toile sont un tout indissociable qui confère une unité de sens, métaphore la pensée émouvant le récepteur du message que l’artiste entend délivrer.

   En faisant le choix de demeurer dans un état d’esprit que je qualifierais « monochrome », je semble en accord avec les personnes appréciant ma peinture. Mais n’est-on pas apprécié uniquement par des êtres avec qui on partage une même forme de sensibilité ?

   Cette remarque est également valable pour l’écriture. Ce mode d’expression en prose ou en vers qui a recours aux mots, ne peut séduire le lecteur que si celui-ci adhère à l’ordonnancement des idées couchées sur la page qu’il est en train d’explorer, au rythme de ses mots, aux couleurs suggérées par les métaphores, aux peintures des scènes décrites, à l’action générée par les verbes choisis, aux temps du récit, à la véhémence des dialogues et la non-monotonie de certains monologues, en un mot au verbe de l’auteur.

 

©  Monique-Marie Ihry    –  14 août 2014