Extrait n° XXIX du recueil de prose poétique « Inquiétudes sentimentales » de la poète Chilienne Teresa Wilms Montt (1893-1921) paru en 1917 sous le pseudonyme Thérèse Wilms dans lequel elle évoque la profonde douleur liée à la séparation. Un tribunal familial arbitraire l’avait enfermée dans un couvent dont elle réussit à s’échapper après de longs mois de réclusion, et lui avait par ailleurs retiré définitivement la garde de ses deux petites filles. Cette profonde douleur la hanta jusqu’à la fin de sa courte vie. Elle put les revoir brièvement par la suite lors d’un voyage à Paris après longues 5 années de séparation, mais elles repartirent toutes les deux avec leurs grands-parents au Chili, la laissant seule et désespérée au bord d’un gouffre sans fond dans lequel elle se précipita peu de temps après, à l’approche des fêtes de Noël.
     La poésie de Teresa Wilms Montt ne peut nous laisser indifférents. L’émotion est intense. Ce recueil intimiste bilingue paru aux Éditions Cap de l’Étang traduit en français et préfacé par la poète Monique-Marie Ihry nous donne l’occasion de découvrir une poète au verbe délicat, sensible à la douleur des siens, ainsi que celles liées aux injustices, ayant par également côtoyé et dénoncé dans des articles de journaux la misère régissant une société inégalitaire dans la seconde décennie du XX° siècle latino-américain. Teresa Wilms Montt : une femme acquise aux causes nécessaires, dont le féminisme.

 

XXIX

 

   J’ouvre le rideau du passé et je me souviens… Elle est malade ; elle a de la fièvre et délire.

   Sa petite main brûlante abandonnée sur la mienne a le doux abandon d’un oiseau dans son nid.

   Le petit corps endolori tremble comme une feuille au vent.

   Elle ne désire rien. Ses yeux bleus, comme deux miracles du ciel, regardent dans le vague, dans l’oubli du monde extérieur ; ils sont peut-être dans le lit des zéphyrs où ils virent le jour.

   J’ai déployé sur son petit lit toute ma tendresse, qui l’a enveloppée avec la douceur d’un sanglot.

   Maintenant, elle me regarde et son regard de rêve a la clarté céleste de l’émotion.

   Ces yeux puissants élèvent mon âme, depuis l’abîme de leur amertume jusqu’à l’orée de la vie ; de cette vie dont je ne veux, de cette vie que je méprise.

   « Je suis là, me disent-ils, vis pour moi ».

   Je n’ai pas écouté ce sublime appel et j’ai perdu pour toujours ces yeux apaisant mon âme, comme le pansement atténue la douleur de la plaie.

   La vie s’écoule, ma vie tronquée de pantin mendiant d’amour ; et elle, la divine créature, arrachée à mes bras par la griffe féroce du destin, ignore ma douleur.

   Elle aussi souffre sans le savoir, parce que le deuil fait du plus grand amour une ombre invisible et glacée dans son cœur.

   Deux mots, les plus grands qu’ait créés le langage, pourraient nous unir : mais personne ne les prononcera parce que l’indifférence a rendu les cœurs muets. Elle et moi, séparées par le monde et unies dans l’amour divin de l’âme, nous mourrons dans l’attente d’une miséricorde.

* Monique-Marie Ihry est lauréate 2019 du Grand Prix de traduction François-Victor Hugo de la Société des Poètes Français dont elle fait partie pour sa traduction de ” Langueur ” de la poète Argentine Alfonsina STORNI.